Son destin est aussi inouï que ses acrobaties sur la piste. Modou a quitté les bataillons misérables des enfants des rues à Dakar. Formidable résilient, il est aujourd’hui le patron de l’unique troupe de cirque du Sénégal. Brillant athlète, il aurait pu jouir d’une belle carrière en Europe, en Suède où il s’est formé. Modou a préféré rentrer chez lui. Transmettre et donner l’exemple. Bluffant. Et tellement réconfortant.
Juin 2004. La chaleur humide de la fin de la saison sèche est étouffante. Depuis plusieurs semaines, Modou Fata Touré, 14 ans, mendie et dort dans les rues dakaroises, dans le vrombissement constant des pots d’échappement. Son corps est harassé. Ses pieds, éreintés par l’asphalte brûlant. Trois mois plus tôt, le jeune Sénégalais s’était enfui de son école coranique en Gambie, à cause de maltraitances. La vue d’autres petits enchaînés, fouettés par les marabouts, devenait insoutenable. Après une longue marche jusqu’à la frontière, des trajets en bus sur des routes de latérite cabossées, il touchait enfin du doigt la liberté. Mais une liberté sans toit. « Ce n’était pas la vie que je désirais, je voulais aller à l’école, mais mon père a brisé cela en m’envoyant dans une daara [école coranique, en wolof]. Je me suis retrouvé à la rue », se souvient Modou.
A Médina, un quartier populaire de Dakar dominé par le minaret vert et blanc de la mosquée, sa vie bascule quand un passant lui conseille de se réfugier à l’Empire des enfants. Il frappe alors à la porte de ce centre d’accueil pour enfants perdus et talibés – ces jeunes forcés à mendier quotidiennement par leur maître coranique. Modou y trouve une seconde maman, Anta Mbow, dite « Mama Anta », et une éducation. Treize ans plus tard, une brise tiède souffle dans la cour de l’Empire. En ce samedi d’avril, une quinzaine d’enfants ébahis scrutent les acrobaties de Modou, 27 ans désormais. Des épaules carrées dessinent sa silhouette imposante. Dans cet ancien cinéma en plein air, à deux pas des dortoirs et de la salle de classe, le jeune homme fait son numéro face à une immense fresque murale défraîchie. Il jongle avec des cerceaux, puis tient en équilibre sur son front un banc en bois de 2 mètres. Les applaudissements crépitent.
Modou est devenu le premier circassien du Sénégal
Modou a vécu huit ans à l’Empire, où il a découvert le cirque grâce à un atelier découverte animé par des artistes suédois, Il a créé la troupe Sencirk’, et est ainsi devenu le premier circassien du Sénégal. Chaque semaine, les membres de Sencirk’ donnent bénévolement des cours à l’Empire et à Yaakaru – un autre centre d’accueil pour enfants errants –, mais aussi à la Maison rose : un lieu d’hébergement pour les femmes victimes de violences. Tous les mineurs de ces centres sont placés sous ordonnance de garde provisoire par la justice. « L’Empire a été le début de tout, raconte le paisible Modou. C’est là que j’ai commencé à suivre les ordres, à être responsable. J’y ai appris à lire et à écrire le français. On nous a enseigné le Coran, contrairement à la daara, qui nous envoyait mendier. Je participais à toutes les activités. Mon but : être le meilleur. »
A chacune de ses visites à l’Empire, Modou écoute humblement les conseils de Mama Anta, 65 ans. « N’hésite pas à faire des demandes d’aide financière auprès de l’Union européenne », lui recommande-t-elle, mêlant le wolof au français. La directrice en impose. Cheveux enveloppés dans un wax orangé assorti à sa robe, elle sirote un jus de goyave-papaye préparé par les pensionnaires. « Je suis heureuse que Modou donne de son temps à ses petits frères et à sa maman, même avec sa vie chargée, se réjouit-elle. Sencirk’, c’est le bébé de l’Empire. » L’engagement social de la troupe se matérialise aussi par l’aide à la scolarisation de jeunes en difficulté intéressés par le cirque, et par le choix des thèmes de spectacle. Le premier, « Chiopite/évolution », retrace l’histoire de Modou, et le plus récent, « Emigration », décrit les difficultés de migrants se rendant en Europe.
« Quand je m’investis dans un projet, je suis à fond », répète souvent Modou. Ce travailleur acharné est aussi un solitaire altruiste et un clown réservé. Un caractère paradoxal qu’il attribue aux traumatismes de son enfance. Son père, qui était maître coranique, l’envoie d’abord dans sa propre daara avec ses frères. Modou n’y mendie pas ; il étudie, travaille dans les champs et dessine : une activité qui déplaît au père. « Il m’a donc emmené dans une autre école. Là, j’avais peur chaque jour. Un soir, quelques mois après mon arrivée, un marabout m’a dit : “On va te frapper. Va nous attendre dans ta chambre.” Et j’ai décidé de m’échapper. » La fugue endurcit Modou, le rend méfiant.
Plus de 70 000 talibés seraient victime de traite au Sénégal
Puis, au fil des mois passés à l’Empire, il apprend de nouveau à faire confiance, à se maîtriser grâce au taekwondo – il est aujourd’hui ceinture noire. Il se plonge aussi dans la grammaire française et dans « L’Odyssée » d’Homère, qu’il a toujours dans sa bibliothèque. Jamais il n’est question de rentrer chez lui. L’Empire a pourtant comme principal objectif le retour en famille des enfants placés. « Au début, je ne leur ai pas donné mon vrai nom ; je leur ai dit que je m’appelais Ibrahima Touré car je craignais d’être renvoyé en daara si je retournais chez moi », explique Modou. Anta, qui a créé l’Empire après trente ans passés en France, acquiesce : « Certains parents ne se doutent pas des violences qui peuvent avoir lieu dans les daaras et pensent que leurs enfants y apprennent réellement le Coran, comme cela se produit encore dans les bonnes écoles coraniques tenues par de vrais marabouts qui n’exploitent pas les petits. Mais d’autres parents jettent l’éponge. » A son retour au Sénégal, elle a un choc devant tant d’enfants mendiants. « Les parents prennent leur pauvreté comme argument pour expliquer leur choix. Je ne suis pas d’accord : si on a un verre d’eau pour soi, on en a un pour son enfant ; on ne le jette pas dehors. Pour moi, c’est un abandon pur et simple », soupire Anta, qui aimerait que l’Etat mette plus de moyens pour retirer les enfants des rues. Des décrets ont été pris en ce sens en 2013 et 2016, sans grands résultats. Plus de 70 000 talibés seraient toujours victimes de traite au Sénégal, selon Human Rights Watch.
Le cirque m’a aidé à canaliser ma rage
Le cirque a finalement libéré Modou de ses tumultes. « Parfois, ma famille me manquait, je cognais les murs avec mes poings, je me blessais. Le cirque m’a aidé à canaliser cette rage. » Le premier contact avec cet art a lieu en 2006, lorsque la troupe suédoise Fan-Atticks propose un atelier aux enfants de l’Empire. « Quand ils sont revenus l’année suivante, j’avais réparé un monocycle qui traînait au centre et j’avais appris à l’utiliser tout seul », se remémore Modou, les yeux fermés. Mama Anta n’a rien oublié de cette période : « Un des Suédois m’a dit : “Ce gosse, on sent qu’il peut être très bon, il a de l’avenir.” J’ai très vite encouragé Modou, lui disant qu’il avait un don et que circassien pouvait être un vrai métier. »
Modou révèle alors sa véritable identité aux éducateurs de l’Empire pour leur permettre de localiser ses parents, car les membres de Fan-Atticks souhaitent qu’il vienne se former en Suède, ce qui est impossible sans passeport. Mais, après un an, les recherches n’aboutissent pas. Le hasard s’en mêle alors : un soir, Modou fait du patin à roulettes et, comme à son habitude, il s’agrippe à une voiture pour aller plus vite. Il ne voit pas le visage du conducteur, mais ce dernier le reconnaît. C’est son grand frère. Modou le suit plusieurs jours sans oser lui parler. Puis se décide à l’approcher. « Au début, j’ai eu très peur qu’il me ramène en Gambie, raconte Modou. Il m’a rassuré, je pouvais lui faire confiance. Il m’a raconté l’inquiétude de mes parents qui n’ont jamais arrêté de me chercher. Et il m’a annoncé que mon père était mort. Là, je me suis dit qu’il fallait que je sois présent pour ma mère. » Trois jours après l’appel d’un éducateur, sa mère arrive à Dakar. Quand elle l’aperçoit entre les colonnes couvertes de mosaïque de l’entrée de l’Empire, elle ne peut retenir ses larmes.
Trois mois en Suède pour apprendre le jonglage, le ruban, la voltige et les acrobaties
Avec l’appui de sa mère, son passeport en poche, Modou part alors trois mois en Suède pour sa formation en jonglage, ruban, voltige et acrobaties. Le froid dans ses oreilles et la discipline de l’apprentissage l’ont marqué. A son retour, il se sent prêt à revoir sa famille, restée en Gambie. « J’avais peur qu’ils me questionnent sur le Coran. Mais pas du tout ! Ils étaient juste contents que je sois là », se félicite Modou, qui essaie de prier chaque jour si son emploi du temps le lui permet. Un an plus tard, en 2009, il donne ses premiers ateliers à l’Empire en tant que formateur. Le Modou Empire Circus, sa première troupe, devient alors Sencirk’, liant en un mot Sénégal et cirque.
Dès le début, Modou repère d’autres artistes potentiels à l’Empire comme Youssou Ba. « Modou, c’est mon partenaire. Avec lui, c’est le respect. », commente Youssou, 21 ans, alors que Mamadou Aïdara se tient en équilibre sur les pouces, au mépris de son handicap à la jambe. « Je remercie Dieu pour l’Empire qui m’a donné une bonne éducation et qui me permet aujourd’hui d’enseigner », sourit-il.
Après les premiers recrutements et une deuxième formation en Suède pour Modou, la mairie de Dakar finit par octroyer à Sencirk’ un lieu d’entraînement. En 2012, grâce aux cours qu’il donne dans des écoles françaises, Modou peut enfin quitter l’Empire, louer une chambre et envoyer une de ses sœurs à l’école. Aujourd’hui, il vit en colocation à Ouakam, un quartier de Dakar toujours envahi par le sable. Chaque matin, Modou se rend à scooter à la piscine olympique pour s’entraîner avec une vingtaine de circassiens professionnels ou amateurs. Dans cet espace aux allures de hangar, trapèzes et rubans flottent parmi les poutrelles métalliques. La troupe y reçoit majoritairement des élèves des écoles françaises. Leur fournir un enseignement est leur principale activité rémunératrice.
Adji Mbene Lam, 24 ans, ex-gymnaste, a tout de suite eu envie d’intégrer Sencirk’ après sa rencontre avec Modou il y a cinq ans. Elle donne aujourd’hui des cours à l’Empire. « Modou nous a tous formés, sourit la gracieuse jeune femme, mère de deux enfants. Avec le cirque, j’aime montrer aux petits de l’Empire qu’il est important de s’occuper de son corps, de se respecter et de s’écouter les uns les autres. » Abdoulaye Bah, qui dispense les ateliers à Yaakaru et à la Maison rose, acquiesce : « Les jeunes et les femmes avec des histoires difficiles sont encore plus motivés, ils ne baissent jamais les bras. »
Le cirque nous dit que nous existons, que nous pouvons développer une capacité de résilience
Sencirk’ se projette dans l’avenir par le repérage de nouveaux talents lors des cours. Abdoulaye a ainsi remarqué les aptitudes de Sophie Diatta à la Maison rose, à Guédiawaye, une banlieue défavorisée de Dakar. Cette association recueille des femmes et des fillettes vivant des grossesses précoces ou indésirées à la suite de viols ou d’incestes. Sophie y vit depuis trois ans. « J’habitais dans la rue avec ma mère, qui était folle. La Maison rose m’a prise en charge à 14 ans alors que j’étais enceinte. Ils m’ont sauvée. Aujourd’hui, mon fils de 3 ans est presque plus fort que moi en cirque », s’amuse la Casamançaise de 18 ans, minois enfantin. Mona Chasserio, la fondatrice de la Maison rose, applaudit : « Petite, elle faisait toujours des galipettes ; ça ne m’a pas étonnée qu’elle soit douée pour le cirque. Sophie a réhabité son corps par cet art. Avec son histoire difficile, elle ne supportait plus le contact des hommes. On a beaucoup travaillé là-dessus et sur le réapprentissage de sa féminité. » Sophie approuve dans son débit accéléré : « Avant, je détestais les garçons, et maintenant ce sont mes amis. » Fodé Sow, délégué général de la Maison rose, précise : « Sophie, c’est la matérialisation de l’impact du cirque dans la reconstruction. Quand une petite ou un petit est abusé sexuellement, il développe une stratégie de survie et se recroqueville. Le cirque nous dit que nous existons, que nous pouvons à nouveau faire preuve d’empathie, d’altruisme, et développer une capacité de résilience. »
A l’entraînement quotidien et aux ateliers, Sophie est déjà très impliquée. Elle rassure des enfants craintifs au trampoline, pendant que Modou montre l’exemple en exécutant un salto avant. A la pause, Modou, en marcel blanc et short noir, engloutit deux bananes avant d’aider les petits à s’étirer au son cadencé de « Sapés comme jamais » de Maître Gims. A 17 heures, il rentre chez lui pour peaufiner les flyers du prochain stage. Dans sa chambre, les affiches de ses précédents spectacles sont collées aux murs, entre un portrait de son père et un poster du chanteur de R’n’B américano-sénégalais Akon. « Avoir mon indépendance m’a fait du bien. J’aimerais donner la même chose à ma mère, en la sortant de sa maison où elle vit avec les trois autres femmes de mon père », explique Modou, en faisant rouler sur son bras son casse-tête porte-bonheur, un Rubik’s cube rond avec lequel il était le seul à jouer à l’Empire. Des dessins s’échappent d’une pochette : il a esquissé une pirogue-trampoline et un croquis de son père. Dans son album photo à la couverture vermeille, il a soigneusement collecté des clichés de lui à l’Empire, en Suède, en France, en Côte d’Ivoire et en Ethiopie, en tournée.
Modou est toujours dans l’action, entre les plannings à organiser, la préparation des cours, la répartition des revenus dont il s’occupe avec le coordinateur et le comptable (tous deux bénévoles), la création des spectacles et les rivalités à gérer. « Parfois, on ressent la jalousie de certains centres de gymnastique qui ne veulent pas nous laisser nous entraîner chez eux. Ils pensent plus à se faire de l’argent qu’à aider les jeunes de notre nation. Ils s’imaginent qu’on leur pique leurs clients. Mais moi, tout ce que je veux, c’est que les circassiens progressent », souligne Modou, qui souhaiterait que la ville leur accorde l’autorisation de monter un chapiteau, comme une forme de reconnaissance. Il aimerait aussi consacrer davantage de temps à son propre entraînement. D’où le recrutement récent de Ludovic Dumas comme directeur artistique de la troupe – rôle jusqu’alors tenu par Modou. Après vingt ans passés en Australie à la tête d’une école de cirque social pour enfants aborigènes, ce metteur en scène français de 46 ans a eu envie d’épauler Sencirk’ : « L’histoire de Modou est extraordinaire. J’espère que mon arrivée va lui permettre de se décharger de l’administratif pour redevenir pleinement artiste, car il porte trop de choses sur ses épaules. Sencirk’, c’est une révolution culturelle au Sénégal. La troupe a un niveau mondial. Ils sont en train de changer les choses. » Ludovic a coaché les circassiens avant leur première représentation d’« Emigration ».
Face à une flopée d’élèves de CP et de CE1 du lycée français Jean-Mermoz, Youssou jongle en équilibre sur les épaules de Modou, Abdoulaye s’enroule dans un interminable ruban bordeaux à 3 mètres du sol. Et tous naviguent dans une pirogue de carton-pâte, du Sénégal à l’Espagne, dans « l’espoir d’une vie meilleure », incarnant ainsi le parcours de nombre de migrants. Puis Modou réalise son numéro fétiche : porter en équilibre sur la tête une quinzaine de bassines bariolées. Acclamé par les enfants qu’il suit en cours ou en classe verte, il bombe le torse. Au début, Modou n’arrivait pas à regarder le public. « Maintenant, je leur souris et ça m’aide à être plus posé sur scène, constate-t-il. Et, quand je me produis devant ma mère, que je la vois bouche bée, ça me rassure. Le cirque commence à toucher les Sénégalais. C’est pour cela que je ne veux pas partir en Europe, donner mon talent ailleurs. Je souhaite aider les jeunes en difficulté à se relever grâce au cirque, en implantant notre art ici, en le développant, pour mon pays. Toute ma vie y sera consacrée. »
parismatch